CHAPITRE XI
Premières fouilles.
CLAUDE et François allèrent rejoindre Mick et Annie. Ceux-ci les attendaient dans le jardin et semblaient bouleversés par les récents événements. Ils furent heureux de voir revenir leur frère et leur cousine et coururent à leur rencontre.
Annie prit les mains de Claude entre les siennes.
« Claude, tu ne peux pas savoir à quel point je suis navrée des projets d’oncle Henri ! dit-elle avec émotion.
— C’est comme moi ! renchérit Mick. Tu n’as pas de chance, ma pauvre fille… je veux dire, mon pauvre vieux ! »
Claude fit effort sur elle-même pour sourire.
« Je me suis comportée comme une fille, murmura-t-elle, toute honteuse. Mais aussi, c’est que j’ai reçu un tel choc ! »
François mit les autres au courant des projets que Claude et lui venaient de faire.
« Nous partirons demain matin pour l’île de Kernach, dit-il en conclusion. Auparavant, dressons la liste des objets qui nous seront nécessaires là-bas. Commençons tout de suite. »
Il tira de sa poche un crayon et un petit carnet. Les autres le regardaient.
« Je propose que nous inscrivions avant tout les provisions de bouche ! s’écria Mick. Il en faudra beaucoup, car nous aurons certainement faim !
— Pensons aussi à la boisson, recommanda Claude. Il n’y a pas d’eau potable sur l’île… Autrefois, à ce que j’ai entendu dire, il existait un puits très profond qui descendait bien au-dessous du niveau de la mer, et qui procurait de l’eau douce. Mais je n’ai jamais pu en trouver trace.
— Nourriture, inscrivit François. Boisson…» Il interrogea ses compagnons du regard.
Comme aucun ne disait rien, il ajouta : « Bêches…» et écrivit solennellement ce mot.
Annie parut surprise.
« Des bêches ? répéta-t-elle. Pour quoi faire ?
Pour creuser le sol quand nous chercherons l’entrée des oubliettes, répondit François.
— Des cordes ! suggéra Mick. Nous pourrons en avoir besoin.
— Et des lampes électriques, ajouta Claude. Il doit faire sombre dans les souterrains.
— Oooooh ! » murmura Annie qui sentit un frisson lui parcourir l’échine à cette seule pensée. Elle n’avait jamais vu d’oubliettes de sa vie, mais ce nom suffisait à la pénétrer d’un mystérieux émoi.
« Des couvertures ! dit encore Mick. Nous aurons froid la nuit, si nous devons coucher dans la petite salle du château, » François continuait à écrire. « Il nous faudra un peu de vaisselle, surtout des gobelets pour boire, dit-il. Et nous emporterons aussi quelques outils. Ils pourront nous être utiles ! »
Au bout d’une demi-heure les enfants avaient dressé une liste assez longue et tous se sentaient ravis à la perspective de leur séjour dans l’île. Claude commençait à oublier sa colère et son désappointement. La présence de ses cousins agissait sur elle comme un calmant. Ils se montraient si posés, si raisonnables, si optimistes, que leur gaieté devenait contagieuse.
« Je crois que je serais bien plus gentille si j’avais des frères et des sœurs », songea Claude en regardant la tête inclinée de François qui relisait sa liste. « Le fait de raconter ses propres affaires aux autres est bien réconfortant. Les soucis paraissent alors moins terribles. On les supporte bien mieux. J’aime beaucoup mes trois cousins. Oui, je les aime parce qu’ils parlent gentiment, et rient, et sont toujours de bonne humeur. Je voudrais leur ressembler. Je suis moi-même souvent maussade, peu souriante, et toujours prête à me laisser emporter par mon naturel violent. Pas étonnant que papa me gronde tout le temps ! Maman est adorable, mais je comprends à présent pourquoi elle prétend que je suis d’un caractère difficile. Comme je suis différente de mes cousins ! Ils sont sociables et tout le monde les aime. Quelle chance qu’ils soient venus ! Ils sont en train de transformer peu à peu la sauvageonne que j’étais jusqu’à présent ! »
C’étaient là des pensées bien sérieuses et, pendant qu’elle se faisait à elle-même ces réflexions, Claude avait pris un air grave sans même s’en rendre compte. Comme François levait la tête, il surprit le regard bleu de sa cousine fixé sur lui et sourit.
« Je voudrais bien savoir à quoi tu penses ! dit-il d’un ton joyeux.
— À rien d’intéressant, répondit Claude en rougissant. Je songeais simplement que vous étiez gentils tous les trois et que j’aimerais vous ressembler.
— Mais tu es toi-même très gentille ! » répliqua François, surpris.
Sous le compliment, Claude rougit de plus belle.
« Allons chercher Dagobert pour une promenade ! proposa-t-elle brusquement. Il doit se demander ce qui nous est arrivé aujourd’hui. »
Ils partirent tous ensemble. Dagobert les accueillit avec des aboiements joyeux. On le mit au courant des projets pour le jour suivant et l’intelligent animal agita la queue en regardant ses jeunes maîtres comme s’il comprenait jusqu’au moindre mot de ce qu’on lui disait.
« Il est content que nous l’emmenions avec nous pour deux ou trois jours », crut bon d’expliquer Annie.
Le lendemain matin l’impatience des enfants était à son comble. Ils se hâtèrent de transporter à bord du canot toutes les choses qu’ils avaient préparées la veille. Les paquets furent entreposés dans un coin de l’embarcation. Au fur et à mesure de leur rangement, François les pointait sur sa liste de manière à n’en oublier aucun.
Les cinq compagnons se trouvaient déjà assez loin du rivage quand Mick demanda soudain :
« Tu as bien emporté la carte, François ? »
François le rassura.
« Naturellement ! J’ai mis un short propre ce matin mais tu peux être sûr que j’ai pensé à sortir la carte de la poche de l’ancien. Regarde ! La voici ! »
Il tendit la feuille de papier à son frère mais, juste à ce moment, une risée se leva et le vent la lui arracha des mains. La feuille tomba à l’eau. Les quatre enfants poussèrent un cri de détresse. Leur précieuse carte !
« Vite ! Ramons pour-la rattraper ! » s’écria Claude en faisant virer sur place le canot. Mais quelqu’un avait été encore plus rapide qu’elle ! Dagobert avait vu le papier s’envoler des mains de François. Il avait entendu et compris les cris de détresse. D’un bond il s’élança dans la mer et se mit à nager en direction de la carte.
Dagobert nageait fort bien pour un chien, car il possédait des muscles puissants. Il eut tôt fait de cueillir la carte dans sa gueule puis de revenir vers le canot. Ses jeunes maîtres étaient stupéfaits de tant d’intelligence et d’habileté.
Les garçons hissèrent l’animal dans l’embarcation et Claude prit le papier que Dagobert tenait entre ses crocs. C’est à peine si ceux-ci avaient laissé leur marque sur la précieuse feuille.
« Bravo, Dag ! Tu t’es montré soigneux par-dessus le marché ! »
Malgré tout, la carte était mouillée et les enfants regardèrent avec anxiété si les dessins tracés dessus n’avaient pas été gâtés par l’eau de mer. Par bonheur, François avait beaucoup appuyé en relevant le plan du manuscrit original et chacun de ses traits demeurait distinct.
Le jeune garçon étendit la carte sur un des bancs et demanda à Mick de l’y maintenir, en plein soleil.
« Il ne s’agit pas qu’elle s’envole une seconde fois ! déclara-t-il. Nous venons de l’échapper belle ! »
Claude reprit les avirons et mit de nouveau le cap sur l’île. Dagobert, dûment félicité pour son remarquable exploit, reçut un biscuit en récompense et le croqua en donnant tous les signes de la plus vive satisfaction. Puis, se mettant bien d’aplomb sur ses quatre pattes, il aspergea tout le monde en secouant ses poils mouillés.
Avec son adresse habituelle, Claude se faufila parmi les dangereux rochers entourant l’île. Les autres ne cessaient d’admirer la manière dont elle faisait glisser le bateau entre les brisants sans même que la coque effleurât ceux-ci une seule fois. Ils s’émerveillaient de ses dons de marin.
À présent, le bateau flottait sur les eaux calmes du petit port naturel. Il ne tarda pas à accoster. Les cinq compagnons sautèrent sur le sable. Ils tirèrent le canot aussi haut que possible pour le mettre à l’abri, même d’une forte marée, puis commencèrent à le décharger.
« Il va falloir transporter toutes nos provisions jusqu’à la salle du château, déclara François. Elles y seront en sûreté et ne courront pas le risque de se mouiller s’il pleut. J’espère bien que personne ne viendra sur l’île pendant que nous y serons nous-mêmes, Claude !
— Cela m’étonnerait, répondit Claude. Papa m’a assuré que les actes de vente ne seraient signés que la semaine prochaine, et l’acquéreur du château n’est pas autorisé à entrer en possession de son bien avant l’achat. Nous avons donc quelques jours devant nous.
— Dans ce cas, il est inutile d’établir une surveillance pour guetter l’arrivée d’importuns », pensa François tout haut. Car le jeune garçon avait vaguement songé à poster une sentinelle pour avertir les autres au cas où il viendrait quelqu’un. « Venez donc, ajouta-t-il. Prends les bêches, Mick. Je me charge de la nourriture et de la boisson. Claude m’aidera. Quant à toi, Annie, occupe-toi des petits paquets. »
Les provisions alimentaires, tant solides que liquides, étaient contenues dans une grande caisse, car les enfants n’avaient pas l’intention de mourir de faim pendant leur séjour sur l’île. Ils avaient emporté des miches de pain, du beurre, des biscuits, de la confiture, des boîtes de jus de fruit, des prunes bien mûres, des bouteilles de bière, du café instantané en poudre, du lait condensé, une casserole et un bidon d’eau, bref, tout ce qui leur avait paru nécessaire !
Claude et François montèrent, péniblement le sentier de la falaise, chancelant presque sous le poids de leur fardeau. À plusieurs reprises ils durent poser à terre la caisse aux provisions et marquer un temps d’arrêt pour reprendre haleine.
Ils parvinrent enfin à la petite pièce dallée qui, seule, demeurait habitable. Après avoir rangé la caisse contre le mur, les deux cousins retournèrent sur la plage pour ôter du canot les couvertures qui s’y trouvaient encore.
Une fois « meublée », l’antique salle prit une apparence plus gaie. Les enfants avaient décidé d’y passer la nuit et, en conséquence, arrangé des couchettes dans les coins.
« Les deux filles pourront dormir ensemble sur ce tas de couvertures, dit François. Nous, les garçons, nous dormirons sur cette autre pile. »
Claude se rebiffa. Elle ne voulait pas aller avec Annie et être, classée de ce fait dans la catégorie des filles. Mais Annie refusa de dormir seule dans son coin et regarda sa cousine avec un tel air de détresse que Claude lui sourit et cessa de protester.
« Décidément, songea la petite fille, Claude devient plus aimable chaque jour. Je l’aime de tout mon cœur. »
François s’installa sur sa pile de couvertures et tira la carte de sa poche.
« Maintenant, dit-il, venons-en à notre fameuse affaire… Nous allons étudier ce plan avec la plus grande attention et essayer de déterminer où se trouve exactement l’entrée des cachots souterrains. Venez vous asseoir à côté de moi et mettons-nous tous à l’ouvrage. C’est le moment de faire travailler notre matière grise… et de triompher de cet individu qui convoite l’île ! »
Quatre têtes se penchèrent sur la carte. Elle était tout à fait sèche à présent. Les enfants l’examinèrent avec ardeur. Le château de Kernach, semblait-il, avait été jadis une très belle demeure.
« Voyez ceci ! » ordonna François en posant son doigt sur la partie de la carte où s’étalait le plan des oubliettes. « Le souterrain semble courir sur toute la superficie du sous-sol…et ici… et encore là, on dirait que ces petits traits parallèles représentent des escaliers ou des marches.
— Oui, dit Claude. Je crois que tu as raison. Eh bien, si ce sont vraiment des marches, il est évident qu’il existe deux ouvertures pour pénétrer dans les oubliettes. L’un des escaliers semble partir d’un endroit qui pourrait bien être cette salle où nous sommes. Quant à l’autre, il doit se trouver sous la tour que nous apercevons là-bas… Mais dis-moi, François, à ton avis, que signifie ce petit rond… là ? »
Son index désignait un cercle qui figurait non seulement sur le plan des oubliettes mais aussi sur celui du rez-de-chaussée du château.
« Je ne devine pas de quoi il s’agit », répondit au bout d’un moment François qui avait l’air intrigué. Et puis, tout d’un coup, il s’écria : « Mais si ! Je sais ce que c’est ! Tu disais hier qu’il existait jadis un puits quelque part ici, n’est-ce pas, Claude ? Eh bien, ce petit rond doit indiquer son emplacement. Il fallait qu’il soit très profond pour atteindre une nappe d’eau douce située sous la mer… Voilà pourquoi il traverse les cachots. N’est-ce pas fantastique ? »
L’exaltation des enfants croissait d’instant en instant. Ils avaient le sentiment de vivre une extraordinaire aventure. Ils possédaient déjà une précieuse indication. Il y avait quelque chose à découvrir… quelque chose qu’ils pouvaient et devaient découvrir d’ici à un ou deux jours. Ils se sentaient soudain très sûrs d’eux-mêmes.